APRÈS

LE MONDE | | P. VIDAL-NAQUET

Nous venons de vivre quelques journées folles où les sentiments les plus contradictoires se sont mêlés. Angoisse très réelle devant des menaces d’anéantissement très réelles, accompagnées d’appels à la guerre sainte, même si la force militaire des États arabes ne les justifiait pas ; espoir de revanche chez les aigris de l’O.A.S., les vaincus de la guerre d’Algérie, qui comptaient sur les Israéliens pour les venger. Deux phénomènes essentiels ont, je crois, marqué ces journées. Dans les milieux de confession ou de tradition juives nombreux sont ceux, j’en suis, qui souhaiteraient pouvoir un jour parler d’un conflit entre Israël et ses voisins avec autant d’objectivité que d’une guerre entre l’Inde et le Pakistan. Nombreux sont ceux qu’exaspère la prétention d’Israël à monopoliser, si j’ose dire, le capital d’Auschwitz et de Treblinka. Ils savent que les peuples arabes ne sont pas responsables de ces crimes, mais ils savent aussi que certains dirigeants arabes utilisent d’anciens exterminateurs nazis. Nombreux sont ceux qui voudraient considérer Israël comme ce qu’il devait être selon le rêve sioniste, un État enfin  » comme les autres « . Cela n’est pas possible pour l’instant, à la fois parce que la guerre mondiale est trop proche et parce que les ennemis d’Israël mettent en cause non sa politique mais son existence. Or attaquer violemment la politique française, le gouvernement français, ne signifie pas mettre en cause l’existence de la France en tant que communauté nationale.

Par ailleurs, en ces quelques jours, l’Europe s’est en quelque sorte déchargée de sa culpabilité collective dans le drame de la seconde guerre mondiale et, plus lointainement, dans les persécutions qui, des pogroms de Russie à l’affaire Dreyfus, ont précisément donné naissance au sionisme. Au sein de l’Europe, les juifs se voyaient enfin vengés sur le dos des Arabes, hélas ! de l’accusation tragique et stupide : s’être laissé conduire à la mort  » comme des moutons « .

Il est temps maintenant de réapprendre à raisonner, de rompre brutalement cette union sacrée qui a paru réunir tant d’Européens, juifs ou non, de l’extrême droite à l’extrême gauche, comme en 1914 de Maurras à Léon Jouhaux. Et, soit dit en passant, l’historien que je suis a enfin compris, non plus intellectuellement mais physiquement, ce qu’ont été les journées de juillet-août 1914 à Paris ou à Berlin.

Chacun l’admettra, la guerre n’a rien résolu et ne résoudra rien. On peut concevoir d’utiles modalités techniques qui empêchent un pareil  » accident  » de se reproduire, par exemple une décision prise par l’O.N.U. tout entière d’installer des  » casques bleus  » des deux côtés des frontières d’Israël, mais cet expédient lui-même ne tranchera pas le problème au fond.

Le fond du problème

Comment se pose-t-il ? Le sionisme est un nationalisme né au XIXe siècle à partir d’une aspiration religieuse deux fois millénaire au retour à Jérusalem – la terre sainte n’est pas une notion plus rationnelle que la guerre sainte – et qui a conduit un groupe d’hommes persécutés à revendiquer une terre effectivement occupée par d’autres, les Arabes, qui connaissaient au début de ce siècle un réveil de la conscience nationale. Mouvement européen dirigé par des hommes qu’on accusait d’être des sans patrie, le sionisme s’est développé dans une ignorance à peu près complète, très explicable mais tragique, des sentiments des habitants du pays revendiqué, les Arabes de Palestine. Ceux-ci ont quitté leur terre dans des conditions sur lesquelles ont discute et discutera toujours mais auxquelles des épisodes affreux comme le massacre de Deir-Yassin n’ont certainement pas été étrangers. Il n’est que trop vrai que les gouvernements arabes de l’Organisation internationale n’ont pas vraiment cherché à réintégrer ces réfugiés et qu’Israël a accueilli un nombre presque équivalent de juifs originaires des pays arabes, mais cela ne supprime pas le problème. Dans la poche de Gaza, dans la Cisjordanie annexée en 1950 par le roi Abdallah, plus d’un million d’êtres humains sont à la recherche d’une patrie à laquelle ils ont droit.

Ces Arabes de Palestine sont intégrés à un immense mouvement qui caractérise notre époque, celui des  » damnés de la terre « , mouvement dont F. Fanon a décrit le signe essentiel : refus exaspéré, sanglant, des valeurs de l’Occident, qui n’ont guère été pour eux que le corollaire de l’humiliation, du mépris, de la domination.

Israël est devenu à leur yeux, bien involontairement, le symbole même de cette humiliation, et c’est ce qui conduit les peuples arabes à se créer des armées alimentées par l’aide intéressée des grandes puissances développées (U.R.S.S. comprise) alors que tous les problèmes de leur développement sont à poser, et que le développement passe l’adoption de certaines valeurs occidentales, héritières à tant d’égards du  » miracle arabe  » du Moyen Age.

Israël et les pays arabes sont, en un sens, deux sociétés antagonistes et symétriques.

L’adoption des valeurs occidentales s’accompagne en Israël d’un exclusivisme à coloration ethnico-religieuse : un juif converti ne peut pas bénéficier de la  » loi du retour « , un mariage mixte ne peut être conclu qu’à l’étranger, les citoyens arabes ne participent pas vraiment à la vie nationale.

Dans les pays arabo-musulmans, même intransigeance vis-à-vis des minorités : non seulement les juifs ont dû partir, mais  » l’histoire des Kurdes pendant les quarante dernières années – sans parler aujourd’hui du Soudan et du Yémen – a tout du martyrologe. Massacres, incendies de villages et de récoltes, viols, pillages, en forment la  » trame  » (Maxime Rodinson) (1). En Algérie, depuis la loi sur la nationalité de 1963, seul un homme né en Algérie et de statut musulman est citoyen de plein droit.

Les Arabes viennent de connaître une terrible défaite, un Sedan qui sera ressenti par des dizaines de millions d’entre eux et, au-delà, par le  » tiers monde  » et la Chine, où la révolution culturelle achève de rendre chinoise cette création occidentale par excellence qu’est le marxisme.

Les conséquences d’une victoire arabe eussent été sans aucun doute épouvantables. Les conséquences de leur défaite par la jeune armée citoyenne d’Israël risquent à long terme de ne l’être pas moins.

Pour un règlement d’ensemble

En Israël, la parade militaro-religieuse qui a accompagné la reprise du Mur des lamentations et qui, si compréhensible soit-elle, choquera, je l’espère, des croyants aussi bien que des athées, les revendications territoriales qui se font jour, la présence au sein du gouvernement de l’ancien chef terroriste Menachem Begin, en disent long sur le chauvinisme qui risque de croître encore demain. Ou peut-on espérer qu’Israël sera désormais libéré de son complexe d’encerclement ? Dans les pays arabes, l’humiliation sera ressentie par tous et elle est grosse de dangers.

Il est évident que seul un règlement d’ensemble impliquant à la fois la reconnaissance d’Israël par les États arabes et une satisfaction aux aspirations nationales des Arabes de Palestine peut prévenir ou retarder la catastrophe. Mais le drame est qu’il est clair, parce qu’il s’agit précisément d’un pays développé, que c’est à Israël vainqueur de faire les concessions majeures et très précisément à la gauche israélienne de donner le signal de la réconciliation, je veux dire d’offrir aux Arabes, ceux d’Israël et ceux de l’extérieur, les mots et les propositions concrètes qui feront qu’enfin ceux-ci admettront de vivre avec Israël. R. J. Zwi Werblowsky, doyen de la faculté des humanités de l’université hébraïque de Jérusalem, exprime admirablement dans le numéro spécial que les Temps modernes viennent après tant d’efforts de consacrer au conflit israélo-arabe, les difficultés de cet appel :  » Avant que les Israéliens se permettent d’exprimer un tel espoir, ils devraient peut-être se défaire de leur égocentrisme et comprendre l’énormité de ce qu’ils souhaitent. Que cette demande soit acceptée ne dépend pas d’Israël, mais qu’elle soit rendue acceptable est en partie tout au moins de sa responsabilité.  »

On ajoutera que les conditions sociales d’un tel dialogue sont en partie réunies : la majorité de la population d’Israël appartient maintenant au  » tiers monde « . Beaucoup se sentent non juifs, mais Israéliens. La rupture d’Israël avec ses origines sionistes est, en ce sens, en marche.

Mais beaucoup aussi dépend de la gauche arabe et notamment des intellectuels arabes, auxquels nous unissent les souvenirs de la lutte menée contre la guerre d’Algérie. Il est tragique d’apprendre que pratiquement aucun ouvrage sérieux sur Israël n’a été publié à Damas, au Caire, à Beyrouth ou même à Tunis.

Maxime Rodinson montrait récemment que  » la situation des masses juives de l’État sioniste est particulièrement inconfortable. Des propositions constructives autres que leur élimination pure et simple par la violence pourraient avoir un vaste retentissement sur elles et, jointes à des facteurs de politique extérieure, déterminer une pression sur les gouvernants pour des contrepropositions de compromis. Dès lors, la négociation peut acquérir une dynamique propre  » (2).

La  » guerre révolutionnaire « , dont beaucoup parlent aujourd’hui, est sans avenir dans la mesure où seule la population arabe d’Israël, qui n’est qu’une minorité, pourrait fournir, sur place, son terrain. Israël n’est ni le Cuba de Batista, ni la Bolivie du général Barrientos, ni le Vietnam du général Ky, ni l’Algérie de M. Robert Lacoste.

Le plus extraordinaire est que tout le monde connaît ou à peu près ce que pourraient être les conditions d’un règlement pacifique. Le fait national israélien et le fait national palestinien étant l’un et l’autre acquis, il reste toutefois chimérique d’espérer faire coexister Israéliens et Arabes au sein d’un même État. La différence de niveau de développement est telle que les masses arabes deviendraient les prolétaires des Israéliens et que le conflit de classes aggraverait le conflit national. C’est pour le coup que la  » nouvelle Sion  » deviendrait, suivant l’expression de Jacques Berque,  » une nouvelle Mitidja « . Au contraire, la création envisagée par l’O.N.U. d’un État palestinien arabe à partir de la bande de Gaza et de la Cisjordanie, État dont les frontières seront précisées en fonction de l’évolution du royaume hachémite, est parfaitement réalisable. La République israélienne, avec les cadres techniques qu’elle a formés, pourrait, sans colonialisme, contribuer de façon majeure à son développement. Les grandes puissances industrielles qui se partagent la domination du monde auraient un intérêt égal à organiser ce développement. Ainsi apparaîtraient les conditions de cette reconnaissance, par les États arabes, de l’État créé par la communauté nationale juive israélienne, ce qui est la seule chose que puissent demander les Israéliens.

Les nationalistes arabes comprendront-ils ce que nous tentons de leur dire sans  » paternalisme  » ou  » fraternalisme « , que leur mouvement charrie le meilleur et le pire, qu’il peut déboucher sur la renaissance comme une sorte de fascisme et que la renaissance suppose la prise de conscience du réel ?


(1) France – Observateur, 22 août 1962.

(2) Partisans, no 21, juin-juillet-août 1965.

P. VIDAL-NAQUET

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Par Pierre VIDAL NAQUET, Le Monde du 13/06/1967
Source : http://abonnes.lemonde.fr/archives/article/1967/06/13/apres_2636075_1819218.html